Discours de M. László Trócsányi, Ministre de la Justice de la Hongrie devant la Commission européenne pour la démocratie par le droit, Commission de Venise du Conseil de l’Europe, 111e session plénière. Venise, le 16 juin 2017
Honorables membres de la Commission,
I.
Et j’aurais envie de dire « chers collègues » car de 2005 jusqu’en 2013 je servais la Commission en tant que membre suppléant. Je suis donc bien placé pour apprécier la valeur et la qualité du travail de celle-ci ! Votre labeur juridique est devenu une référence de base incontournable sur le continent européen. Un organe consultatif comme la Commission de Venise est d’autant plus crucial que les défis que pose notre vivre ensemble sont multiples et de plus en plus complexes !
Or comme vous l’avez bien remarqué durant votre étude de la proposition de loi, il s’agit ici d’un sujet sensible voire même tabou avec des répercussions floues, indirectes, obscures, ou à tout le moins, lointaines. Nous le savons tous. Il existe une multitude d’organisations qui varient en taille et qui militent pour des causes diversifiées. La société civile hongroise fleurit… En Hongrie, l’on dénombre plus de 60 000 ONGs. Parmi ces organisations, l’on distingue, d’une part, les entités purement locales et, d’autre part, celles qui constituent une antenne locale d’organisations transnationales dont les activités dépassent largement les frontières étatiques. Alors que les premières poursuivent un but local et ne disposent souvent que de ressources nationales, les secondes reçoivent pour la plupart des subsides étrangers conséquents en vue de se donner les moyens pour jouer un rôle décisif sur la scène publique. Travaillant en réseau et présentes dans les centres stratégiques de prise de décision, ces ONGs transnationales participent depuis plusieurs décennies à la transformation des géométries classiques du pouvoir. Leurs activités contribuent à l’émergence de nouvelles formes de légitimité et d’exercice du pouvoir et chamboulent les fondements même du droit constitutionnel classique, représentant de réels défis du XXIe siècle. Actrices de la démocratie participative, les ONGs remplissent des tâches essentielles d’information, de formation, de protection et de défense auprès des citoyens. Elles participent à l’élaboration, la mise en œuvre et l’évaluation des politiques publiques. En vue de faciliter leurs activités, notre pays a modifié, en décembre 2016, la loi sur les ONGs et plus spécifiquement leur enregistrement. Le juge désormais réalise seulement un contrôle de forme et non pas de fond.
Les organisations disposent donc d’un ensemble d’outils afin d’exercer un réel impact sur la démocratie majoritaire en l’influençant, la bousculant et allant jusqu’à la remettre en cause. Comme l’affirme à juste titre Bertrand Mathieu, Professeur à l’École de droit de la Sorbonne et Vice-Président de l’Association internationale de droit constitutionnel, cette nouvelle forme de légitimité, s’imposant au peuple souverain et au pouvoir émanant de celui-ci, répond plus à une logique oligarchique que démocratique puisque les ONGs ne trouvent pas leur origine dans la volonté du peuple ou dans l’expression majoritaire du peuple. Je vous recommande chaleureusement son ouvrage « Constitution : rien ne bouge et tout change » dans lequel il met bien en perspective les différents changements du droit constitutionnel qui reflètent les évolutions de la société politique et civile. Les personnes et forces contrôlant certaines organisations n’apparaissent pas toujours clairement. Des bruits courent de plus en plus souvent dans la presse pour dénoncer la pression et l’intimidation exercées via des organisations non étatiques par de puissantes influences étrangères sur les acteurs au pouvoir élus démocratiquement, par exemple aux Etats-Unis ou en France.
Susceptibles d’affecter les intérêts majeurs politiques, sécuritaires et économiques d’un pays ou de constituer un chaînon important dans l’apparition de phénomènes comme le blanchiment de capitaux et le terrorisme, la question de la responsabilité des organisations se fait pressante. Avec la mondialisation, les flux financiers et les mouvements de capitaux se sont diversifiés et dépassent largement les frontières nationales, échappant le plus souvent au contrôle des Etats. Munies de droits pour remplir leurs fonctions fondamentales auprès de la société, les ONGs ont aussi, à côté de leurs prérogatives, des obligations vis-à-vis de celle-ci.
Toutefois, aucun instrument législatif international et national ne traite directement le thème du financement des ONGs. Au-delà de la consécration des libertés d’association et d’expression, aucune mention n’est faite par les grands traités internationaux ou les constitutions nationales. Seuls quelques documents n’ayant qu’une valeur de soft law considèrent plus en détails les organisations non gouvernementales. A ce jour, aucune jurisprudence n’existe à ce sujet. En Europe, une réflexion critique a lieu actuellement à ce sujet. Le Secrétaire général du Conseil de l’Europe fit en 2016 la demande à la Commission de procéder à une analyse des normes concernant le financement des ONGs en vigueur dans les Etats membres du Conseil de l’Europe. Cette analyse est en élaboration, si je comprends bien. Elle représentera un élément-clé pour les juristes européens !
De plus, le Parlement européen a proposé en mars dernier une résolution sur le contrôle budgétaire du financement des ONGs au titre du budget de l’Union européenne, leur réclamant plus de transparence et de responsabilités financières.
Il est en effet équitable d’exiger de tous les acteurs de pouvoir, qu’ils soient étatiques ou non, de rendre des comptes. C’est dans ce contexte international et européen que fut rédigée la proposition de loi que vous avez examinée. Premier pays de l’Union européenne à se lancer sur cette voie, la Hongrie a apprécié vos encouragements et vos recommandations. Devant l’absence de références juridiques dans le domaine et vu la sensibilité du sujet, le gouvernement hongrois, de sa propre initiative, a pris contact avec M. Jagland. Plusieurs de mes collaborateurs et moi-même, nous nous sommes entretenus avec des experts du Conseil de l’Europe. De son côté, l’Assemblée parlementaire a demandé à la Commission de Venise d’évaluer la proposition législative. Via ces deux canaux de communication, la Hongrie s’est montrée ouverte et coopérative tout au long des discussions. Le Ministère de la justice a repassé en revue tous les documents pertinents de la Commission de Venise et a attiré l’attention des députés sur les défis juridiques.
De par le vide juridique et l’absence de patrimoine constitutionnel européen sur la question, la responsabilité et l’importance de votre expertise sont d’autant plus grandes. Comme vous n’avez pas manqué de le souligner dans votre avis, c’est une mission nécessaire et légitime que d’adopter une telle loi exigeant des ONGs plus de transparence financière.
Et j’en profite ici pour vous remercier de vos efforts d’analyser cette proposition législative tout en essayant de comprendre le contexte national. Votre examen nous a poussés à élargir notre cadre de considération et nos horizons de réflexion. L’avis a de fait grandement contribué aux débats parlementaires et a permis d’adopter une loi plus équilibrée. Nous avons reçu votre avis le 2 juin et les débats parlementaires et le vote de la loi ont été postposés pour pouvoir prendre en compte vos recommandations.
II.
Permettez-moi maintenant de m’adresser à vous en tant que Ministre de la justice et Professeur de droit et de me concentrer sur les dimensions juridiques de votre étude. Cette dernière distingue justement les aspects plus politiques de l’analyse juridique à proprement parler. En tant que juristes, nous serons tous d’accord pour affirmer que notre attention entière doit se consacrer aux questions juridiques et non pas au contexte politique qui est fluctuant et inconstant. Le statut de la Commission ne précise-t-il pas dans son 1er article que son champ d’action est « celui des garanties offertes par le droit au service de la démocratie. » et qu’un de ses objectifs est de « promouvoir l’état de droit » ? De s’attarder au contexte, on passerait à côté de notre mandat fondamental qui est d’étudier l’essence du sujet qui nous intéresse ici, c’est-à-dire les limites et les conditions d’un contrôle gouvernemental des financements étrangers aux organisations non gouvernementales.
Je tenterai de répondre brièvement à chacune de vos recommandations juridiques et d’éclairer la version définitive proposée par le Parlement hongrois et adoptée mardi dernier, le 13 juin. Le texte final tient compte, dans la plus grande mesure possible, de vos remarques et observations.
Tout d’abord, permettez-moi de souligner qu’un débat public a eu lieu en Hongrie pendant des mois sur la proposition de loi. Début février le chef du groupe parlementaire du FIDESZ, M. Lajos Kósa, a annoncé dans une conférence de presse l’intention du parlement de modifier la Loi sur les ONGs en vue de plus de transparence. Une semaine plus tard, j’ai présenté au groupe parlementaire les résultats de l’analyse comparative juridique sur la transparence des ONGs. Fin février, j’étais à Bruxelles pour prendre part à une réunion du Comité LIBE pendant laquelle nous avons discuté de ce sujet. Le 7 avril 2017, le groupe parlementaire a soumis sa proposition législative. Le ministère de justice et son secrétaire d’Etat ont invité les principales ONGs concernées par la loi. Celles-ci et d’autres organisations ont soumis leurs remarques qui ont été intégrées dans le texte législatif. Nous estimons que cette critique relative à la consultation publique ne peut être envisagée que comme secondaire, un débat public et ouvert s’étant tenu pendant plusieurs mois.
Ensuite, j’aimerais rappeler, quant au champ d’application de la loi, que des lois spécifiques sont déjà en vigueur concernant les organisations sportives et religieuses : la Loi 1/2004 sur les sports et la Loi 206/2011 sur la liberté de conscience et de religion et les Eglises. Si la loi devait s’appliquer aux premières, cela reviendrait à introduire une discrimination entre les organisations sportives ou religieuses et les autres types de regroupements sportifs et Eglises n’ayant pas pris la forme d’une organisation. Qui plus est, les organisations religieuses relèvent d’une autre liberté fondamentale qu’est la liberté de conscience et de religion et sont soumises par conséquent à un régime particulier. Au vu des particularités nationales, le parlement a finalement aussi exclu du champ d’application de la loi les organisations des minorités nationales reconnues dans la constitution.
En outre, nous avons opéré dans le texte législatif la modification nécessaire et réduit à une année la période pendant laquelle une organisation de la société civile ne doit pas recevoir de financement étranger de plus de 7.2 millions de HUF pour pouvoir initier la procédure de désinscription. Ce changement que vous nous avez suggéré rend en effet les procédures d’enregistrement et de désenregistrement plus cohérentes.
D’autre part, nous avons également modifié l’obligation, existante dans la proposition, d’enregistrer tout financement étranger, aussi minime soit-il. Tel que recommandé par la Commission de Venise, seules les données des sponsors les plus importants devront être enregistrées individuellement. Selon la version modifiée de la loi, correspondent aux sponsors les plus importants ceux qui ont fourni au moins la somme de 500 000 HUF, soit plus ou moins 1600 euros.
Par ailleurs, concernant l’obligation de mentionner dans les supports médiatiques et publications le fait que les organisations reçoivent un soutien étranger (de plus de 7.2 millions de HUF), nous ne considérons pas qu’elle constitue une stigmatisation pouvant affecter négativement les activités des organisations concernées. Comme pour les projets financés par des fonds de l’UE, nous croyons sincèrement que cette mention constitue plutôt un atout ou une publicité positive. La mention obligatoire ne comporte de fait pas de connotation négative et ne peut donc pas constituer une menace pour la liberté d’association, comme c’était le cas dans l’affaire russe et la loi fédérale sur les agents étrangers (cf. Avis sur la Loi fédérale n. 121-FZ (« Loi sur les agents étrangers »), sur les lois fédérales n. 18-FZ et n. 147-FZ et sur la loi fédérale n. 190-FZ portant amendement au code pénal « Loi sur la trahison ») de la Fédération de Russie adopté par la Commission de Venise lors de sa 99e session plénière à Venise le 13 et 14 juin 2014, points 54 à 65). Au contraire, la mention correspond à un langage neutre et renferme uniquement une communication factuelle, le fait que l’organisation reçoive un soutien de l’étranger de plus de 7.2 millions de HUF. Elle ne précise pas d’où vient cet argent ou la somme exacte reçue. Cette obligation ne fait que servir le souci de transparence et ne va pas au-delà de cet objectif. Tel que recommandé par le Principe 7 des Lignes directrices conjointes de la Commission de Venise et l’OSCE sur la liberté d’association de 2014 [énonçant la liberté de solliciter, de recevoir et d’utiliser des ressources], cette mention obligatoire ne consiste pas en une charge excessive et ne serait par conséquent pas susceptible de paralyser ou de gêner les activités des organisations, y compris celles œuvrant dans le domaine des droits de l’homme, de la démocratie et de l’état de droit. (cf. Avis concernant la Loi fédérale n. 129-FZ portant révision de certains actes législatifs (« Loi fédérale sur les activités indésirables d’organisations non gouvernementales étrangères et internationales ») adopté par la Commission de Venise lors de sa 107e session plénière à Venise les 10 et 11 juin 2016, point 14)
Enfin, quant aux sanctions imposées aux organisations ne respectant pas l’obligation d’enregistrement, la dernière version de la loi rend le principe de proportionnalité, comme conseillé par votre expertise, plus visible en le mentionnant explicitement. Ainsi, la loi renvoie simplement au système de règles générales de sanctions en vigueur pour les associations.
Nous en conviendrons tous : il s’agit d’un thème juridique difficile mais urgent à encadrer. Nonobstant le vide juridique relatif au financement des organisations non gouvernementales, le législateur hongrois a décidé de prendre à bras le corps ce défi en s’appuyant entre autres sur votre expertise. Il a voulu répondre à ce défi car les intérêts de nos citoyens sont en jeu ! L’Europe vit une époque complexe avec des pressions et influences venant de partout. Et ce phénomène est en premier lieu positif ! Les problèmes surgissent lorsque ces influences incontrôlées touchent nos intérêts les plus chers et relatifs à notre survie, non seulement en tant qu’Etat, mais aussi et surtout, en tant qu’êtres dotés d’une dignité humaine et libres d’orienter leurs destinées. Les flux financiers incontrôlés symbolisent un des plus grands dangers et défis actuels. Des normes sont adoptées les unes après les autres par les institutions européennes pour réguler et contrôler le cadre financier des professions indépendantes, des sociétés…Toutes les occupations y passent…
Cette évolution du droit européen, qui traduit des exigences renforcées en matière de transparence, est basée sur la corrélation démocratique entre pouvoir et savoir, sur l’idée selon laquelle les citoyens ont le droit de savoir dans quelles conditions le pouvoir est exercé. De la même manière qu’ils sont en droit de connaître des autorités publiques les conditions de l’exercice du pouvoir institutionnel, les citoyens sont habilités à recevoir de la part des organisations civiles des informations sur les circonstances de l’exercice du pouvoir non institutionnel ou contre-pouvoir.
Premier Etat membre de l’Union européenne à légiférer sur cette question importante, d’autres suivront probablement notre exemple dans un avenir proche. D’autres gouvernements européens ont d’ailleurs déjà émis ce souhait. Nous tenons à saluer vivement l’élaboration du rapport de la Commission de Venise sur le financement des ONGs. Nous serions heureux de pouvoir contribuer à cette analyse et de guider d’autres Etats désireux de se lancer sur cette voie.
Merci !
(Ministry of Justice)